Evolution du jeu

En adaptant certaines pièces, les Occidentaux  en ont changé leur dimension symbolique. Dans le jeu arabo-persan, les deux camps qui s'affrontaient sur l'échiquier représentaient chacun une armée, avec ses chars, sa cavalerie, son éléphanterie. Dans le jeu occidentalisé, ce ne sont plus deux armées mais plutôt deux cours qui s'opposent : le vizir devient reine ; l'éléphant, un évêque ou un fou ; le cavalier, chevalier ; le char, "roc" puis tour. Seul le roi et le pion ont été conservés tels.
Également l'évolution des règles vise à accélérer les parties, souvent jugées trop lentes et ennuyeuses, notamment en ouverture.



ECHIQUIER

Manuscrits du XV°
BNF



 






 
L'échiquier  est composé d'un carré de huit cases sur huit, soit soixante-quatre cases au total, en effet Huit est le nombre sacré de la cosmogonie hindoue.
Au cours de ses voyages, l'échiquier s'est parfois transformé,  élargi à douze cases sur douze ou au contraire réduit à six cases sur six, voire sept sur sept, ou encore former un rectangle de six cases sur huit. Mais la plupart des échiquiers médiévaux comptent soixante-quatre cases et forment un carré moyen de 40 x 40 cm.
Le quadrillage en damier noir et blanc est assez tardif. Indiens, Perses et Arabes jouèrent sur une table unicolore, parfois une grille tracée à même le sol. C'est pour des partis pris esthétiques, en réalisant des échiquiers luxueux pour le plaisir des aristocrates, que le damier s'est imposé. Il prend une dimension symbolique à partir du XIIIe siècle : "Le monde ressemble à l'échiquier quadrillé noir et blanc, ces deux couleurs symbolisant les conditions de vie et de mort, de bonté et de péché."  


Première représentation imprimée d'un échiquier en 1482

LES PIECES

Souvent sculptées dans l'ivoire, les pièces médiévales sont lourdes et massives, constituant parfois de véritables chefs-d'œuvre, comme celles dites de Charlemagne. Bois variés, argent, cristal, l'ébène, l'ambre sont aussi très employés aussi les couleurs ne sont pas forcément le noir et le blanc : le rouge, le jaune et le vert sont largement représentés.
L’échiquier s'occidentalise au milieu du XIIe siècle, les pièces évoluent et  deviennent plus mobiles peut-être en lien avec le développement de la poudre à canon qui rend l'artillerie des champs de bataille plus puissante.

Deux pièces ont
traversé les siècles sans jamais être révisées: le roi et le pion, à l'opposé, Cavalier, Fou, Tour et Dame actuels ont connu une évolution qui les a complètement transformés par rapport à leur aspect et rôle d'origine. 
 

Source :Art du jeu, jeu dans l'art de Babylone à l'occident médiéval
Dossier du musée de Cluny


                           
Les plus anciennes pièces retrouvées

 Les premières pièces d'échecs connues, trouvées  à Samarkand, Ouzbékistan en 1977. L'ensemble se compose de sept pièces en ivoire conservées au Musée d'État de Samarkand. Daté du 6e au 8e siècle.





Pièces italiennes d'échec en ivoire, fin du 10e s., trouvées en Campanie, en Italie et considérées  comme les pièces les plus anciennes d'Europe, Museo Archeologico di Napoli

Le roi
Le shah arabo-persan, qui a donné son nom au jeu d'échecs, reste la pièce majeure. Son originalité a traversé les siècles sans jamais être révisée. Paradoxalement, cette pièce est à la fois la plus faible et la plus importante du jeu.
         Pièce d'échecs (roi ou vizir) islamique, IXe siècle. Ivoire d'éléphant (3 x 2,7 cm).
                        Paris, Monnaies, Médailles et Antiques

La Dame

 À l'origine, c'est un "ministre", appelé dans le jeu persan farzin ou firzan (conseiller du roi) puis wazir en arabe ou vizir en turc. Interprétant mal la contraction arabo-persane firz (pour vizir) qu'ils ne comprenaient pas, les traités échiquéens en firent la "fiers" en ancien français, la "fierge" ou la Vierge. Ce n'est qu'à la fin du Moyen Âge que la "reine" devient d'un emploi courant (vers 1080 le jeu de Charlemagne comporte déjà une reine).
         Les reines Jeu d'échecs dit "de Charlemagne". Italie méridionale, fin du XIe siècle. Ivoire. BNF, Monnaies, Médailles et Antiques (Ivoire 309 et 310)

Le culte de la Vierge, la promotion de la femme et le rôle politique de plus en plus grand de la reine au sein du couple royal ne pouvaient qu'entraîner cette mutation. 
Certains considèrent que la couronne de la Dame  serait  liée au couronnement de la vierge  de l'iconographie chrétienne, apparue au XII° ! mais dans "Le Jeu des échecs moralisés", traité de morale écrit en latin vers 1315 par le dominicain Jacques de Cessoles est indiqué : " La reine se doit de demeurer en tous points chaste et honnête. Sa forme fut fixée de la manière suivante : sur un trône est placée une belle dame, avec une couronne sur la tête"

La dame est aujourd'hui la pièce la plus puissante de l'échiquier, alors que le Vizir avait une portée similaire à celle du roi. C'est au XVe siècle que les Espagnols ont conféré à la dame sa puissance actuelle.  

Le Fou
   À l'origine, il représente l'éléphanterie, puissant corps de l'armée indienne. Dénommée "al fil" dans le jeu arabo-persan, elle quitte le règne animal pour prendre un visage humain sous l'appellation latine peu claire d'alphinus, devenu "alphin" puis "aufin" en français. Au XIIIe siècle, l'alphin (ou alfin) prend l'équivalence du juge, assimilé à l'évêque outre-Manche. 
                                             Eléphants. Jeu d'échecs dit "de Charlemagne"

 Les défenses de l'animal  ont été comprises par les Occidentaux comme la mitre cornue d'un évêque, ou bien comme le bonnet d'un bouffon (fol). D'où le choix de deux figures différentes pour occidentaliser la pièce : le fou et l'évêque que l'on trouve toujours aujourd'hui.
L'éléphant se déplace de deux cases en diagonale, sautant par-dessus les pièces, alors que le fou possède toutes les diagonales.

Le Cavalier
Comme le roi, le faras arabo-persan reste un cavalier et ne connaît pas non plus de changement dans ses déplacements sur l'échiquier. C'est l'unique pièce à pouvoir sauter par-dessus les autres, ce qui en fait une arme redoutable.

La Tour
La tour actuelle s'est métamorphosée. C'est la plus puissante pièce du jeu indien,  traditionnellement, le char de guerre
Toutefois cette pièce a une  représentation (ou interprétation) variable qui passe par le char, le  navire, mais aussi (Perses, arabes) par le rukh, rapace fabuleux de la mythologie iranienne capable de capturer un éléphant de ses griffes.

Traduit en latin par rochus, puis "roc" en français, il se transforme en différents animaux (lion, dragon)
Comment la tour s'est-elle imposée ?

 -Soit pour l'esthétique stylisée des pièces arabo-persanes (rectangle surmonté de deux pointes symétriques)
-soit via  l'anglicisme rook signifiant tour de château, elle prend rapidement la forme d'une tour outre-Manche. 

Les quatre tours d'angle sont définitivement adoptées au XIVe siècle, symboles à la fois du donjon féodal et du mur d'enceinte de la "villeneuve" médiévale.Depuis sa naissance, la tour a conservé la même marche qu'aujourd'hui, en ligne droite.
A noter que le  nom  rook en anglais donnera le verbe « roquer » en français

Le pion

Peu ou pas de changement pour cette  pièce subalterne, les baidaq arabo-persans devenus pedes dans l'Occident latin. Ce qui donne en ancien français le paon, puis le "piéton" et enfin le "pion".

Son déplacement n'a guère évolué depuis le jeu indien. Les différences principales restent l'absence du double déplacement au premier coup, l'impossibilité de la prise en passant, et une promotion limitée au firz (vizir).




Le nom des pièces : synthèse
anglaisfrançaisancien françaisarabepersansanskrit
ChessEchecsEschesShatranjChatrangChaturanga
KingRoiRoyShahShahRajah
Queen(Reine)
Dame
Fierge
(vierge)
Firzan, Fiz Farzin
(Vizir)
Mantri
RookTourRocRukhRukh
Roukh
(char)
Roka
Nauka (navire)
BishopFouAlphin, AufinFil Pil
(éléphant)
Hasti
kNightCavalierChevalierFarasAspAshwa
PawnPionPaonBaidaqPiyadahPadati

Quelques représentations du jeu d'échecs du XII°

Le "jeu Lewis",  roi, reine, évêque, chevalier, Warder, Gage., Défenses de morse
Scandinave (Trondheim?), XII°c, British Museum, Londres


"Chatrang" Ensemble complet d' Iran, céramique, 12ème siècle,
Le Metropolitan Museum of Art



Pièces d’un échiquier en os (Oise), du 12e siècle, conservé
au Musée de Noyon. Ici figuration des  têtes
couronnées du Roi et de la Reine

 Les pièces actuelles
 Vers 1818, les pièces françaises de style Régence, fines et élégantes, s'imposent. 




Fin XIX° elles seront normalisées par l'Anglais Staunton en 1850 comme la référence en compétition.
L’aspect physique des pièces le plus courant aujourd’hui,  s'appelle donc : le style « Staunton »


 voir Chess Collectors International France : collections de jeu d'échecs


LES RÈGLES

La marche médiévale apparaît comme l'esquisse des règles contemporaines. Elle se caractérise essentiellement par la limitation des déplacements. L'accroissement de la mobilité des pièces constituera une grande révolution pour les échecs à la Renaissance. L'évolution des règles vise à accélérer les parties, souvent jugées trop lentes et ennuyeuses, notamment en ouverture.



  Copie de l’ouvrage « Le gieu des eskies » composé en 1275 par Nicoles de S. Nicholaï Paris, (BNF, Manuscrits, fr. 1173, f°3)



Avec ou sans dés ? le rôle de l'église


Au Moyen Age, deux manières de jouer aux échecs sont alors pratiquées : avec ou sans dés. Transmis en Occident "avec ou sans dés", le jeu est immédiatement condamné par l'Église  (Concile de Paris de 1212) comme tous les jeux de hasard, intéressés ou non. Saint Louis interdit dans sa Grande ordonnance de 1254 ce jeu de mauvaise réputation coupable de troubler la moralité publique.


Pour s'affranchir de cet opprobre, les aristocrates abandonnent rapidement les dés, privilégiant la réflexion et la stratégie. Il faudra attendre un siècle pour que l'interdiction soit levée et que les échecs soient admis, mais "sans dés, pour le seul amusement et sans espoir de gain". Dans les tavernes,  les parties sont  soumises à des enjeux entraînant rixes voire meurtres qui nuirent longtemps au roi des jeux. C'est en renonçant progressivement à l'emploi des dés que le jeu d'échecs acquiert une certaine honorabilité. D'ailleurs on peut imaginer l'angoisse des joueurs regardant les dés tournoyer, et voir  une belle position s'effondrer sur un coup de dé malheureux et inversement voir de piètres joueurs gagner partie et argent au seul bénéfice d'un hasard favorable.

La popularité des échecs atteint son apogée entre le XIIe siècle et le XVe siècle : faisant partie intégrante de l’éducation du futur chevalier, le jeu se répand dans le milieu de la bourgeoisie à partir du XIVe siècle. Les documents écrits et figurés qui mettent en scène des rois, des princes, des seigneurs et de nobles dames jouant aux échecs  sont très nombreux jusqu'au XVIe siècle.



Particularités médiévales: 
- possibilité de déplacer le roi de deux ou trois cases dans son premier mouvement, sautant les cases occupées, une telle marche du roi rendait les parties plus rapides.
 -la reine a un rôle limité au Moyen Âge, ne se déplaçant et ne prenant qu'en oblique, une case à la fois. Son mouvement s'amplifie à la fin du XVe siècle : elle traverse désormais l'échiquier en ligne et en diagonale. C'est en Italie et en Espagne que cette évolution a lieu, certainement due à quelque "princesse de fer", duchesses italiennes ou Isabelle la Catholique, au demeurant bonne joueuse d'échecs. Elle permet de dynamiser le jeu, encore lent et ennuyeux dans les premiers coups. ce déplacement s'impose en France vers 1540.
     
La Renaissance  adopte définitivement les règles actuelles. 

Le combat médiéval limité est  abandonné.
-La reine est désormais la pièce la plus puissante de l'échiquier. Ses pouvoirs accrus rendent les parties rapidement "sanglantes".

 -Le fou, qui se déplaçait de deux cases en diagonale, traverse maintenant l'échiquier. 
-Le pion augmente légèrement sa force en début de partie en pouvant avancer de deux pas à son premier coup. La promotion du pion arrivé à la huitième rangée est introduite. Il peut se transformer en n'importe quelle pièce déjà prise.
Cette évolution  importante a lieu à la fin du Moyen Âge, vers 1475 à Valence en Espagne. Le premier traité reflétant ces innovations est généralement attribué à Francesc Vicent, publié en 1495, mais il est aujourd'hui perdu. Le deuxième, attribué à Lucena, nous est parvenu.  


Roque et promotion
Vers 1560 est créé le "roque", manipulation qui consiste à abriter le roi dans un coin de l'échiquier et, progressivement, il remplace le saut initial du roi ou de la reine/dame qui deviennent obsolètes
Ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle que l'on pourra éventuellement posséder plusieurs dames.


Vers 1650, on peut considérer que les règles du jeu moderne sont à peu près établies. L’aspect physique des pièces le plus courant aujourd’hui, le style « Staunton », date de 1850

Sources essentielles:
-http://classes.bnf.fr/echecs/index.htm 

-Wikipédia
-PDF L’Occident chrétien médiéval et les échecs : L’évolution des pièces non figuratives du 10eau début du 16esiècle de Pierre Mille 2006 
-http://history.chess.free.fr/findings.htm de JL Cazaux (en anglais, dommage !)